Un cadeau de Noël: le livre de Pierre Brunet, Histoire de Daniel V.

Extrait :

“Il s’appelait, je crois, Daniel Veronese. Mais il ne portait pas ce nom-là, quand je l’ai connu. Il avait pris, pour s’engager, un autre nom, dont je me souviens seulement qu’il commençait aussi par un V. De son visage, de son corps, après tant d’années, j’ai presque tout oublié. J’avais une seule photo de lui, il y a longtemps que je l’ai perdue. C’était une photo de groupe, prise au cours d’une des rares patrouilles que nous ayons menées ensemble pendant mon bref séjour à Rio Salado. Son visage s’y fondait en profil perdu sur l’horizon flou des collines ; seule sa main droite, posée bien à plat sur le chargeur du pistolet-mitrailleur, parvenait, quand je regardais cette photo, à accrocher des bribes de mémoire. Dès notre première rencontre, à mon arrivée au poste, ce sont ses mains que j’avais regardées. Fines, nerveuses, très blanches encore après des mois passés là-bas, elles avaient des gestes précis, mesurés, et une étonnante capacité à organiser l’espace autour de lui quand il parlait. Je ne savais presque rien de lui, ce n’est que plus tard, après sa mort, que j’ai appris, de sa vie et de sa personnalité d’avant, le peu qui me sert aujourd’hui à raconter cette histoire ; encore suisje bien incapable de faire le tri entre ce que l’on m’en a dit à cette époque et tout ce que lentement, depuis tant d’années, j’invente en tâtonnant, dans l’ombre d’une survie insomniaque. À cause de cette photo perdue, ce qui me revient d’abord de lui, c’est l’image de sa main droite sur la crosse en métal du pistolet-mitrailleur, lorsqu’il montait la garde : je ressens cette pression, la froideur rassurante de l’arme. Et j’entends le cri du chacal, la dernière nuit.”