Un cadeau de Noël: le livre de Rosine Crémieux et Pierre Sullivan, La Traîne-sauvage

Extrait:

“J’aime la manière dont vous racontez ; les imprécisions, les blancs ne me gênent pas. Au début, oui. J’aurais voulu retracer votre itinéraire et le moindre de vos sentiments. Cela paraissait logique et, tatillon, je vous ai poussée à le faire. Maintenant, j’admets très bien avec vous la valeur relative de la mémoire littérale et la libre évocation de vos souvenirs me paraît plus vraie. J’ai découvert également qu’il m’avait fallu trouver un moyen d’échapper à la force communicative de l’exemple. Votre histoire me bouleverse, votre ton souvent allègre ne diminue pas, au contraire, mon émotion. Un récit bien ordonné limiterait le malaise sournois qui me gagne parfois après vous avoir entendue raconter un autre épisode de votre aventure. Et qui me donne de la vie une vision bien pénible. Pensez-vous que l’existence soit injuste ? Je crois être plus révolté que vous ne l’êtes vous-même de ce que vous avez vécu. C’est une sensation étrange. J’ai sans cesse l’impression que vous vous êtes mieux défaite de la haine que je ne pourrai le faire en éprouvant pourtant a minima et par procuration ce que vous avez vécu. C’est un comble. Peut-être est-ce le renversement qui m’a poussé, dans un premier temps, à faire de vous une héroïne ou même une sainte ? Je n’y suis pas arrivé. Ce n’est pas de mon fait, mais votre réaction violente, aussi déterminée que votre désir de passer les lignes américaines, a fini par m’en empêcher.

Effectivement, je me serais sentie trahie, empaillée. Un peu comme si vous aviez voulu étouffer en moi l’élan de vitalité que je perçois encore à l’évocation de cette période. Cette camaraderie faite d’excitation, de joie, et de peur, l’esprit d’aventure de la jeunesse, le plaisir de l’action avaient trouvé satisfaction et justification dans le combat commun.”